samedi 16 janvier 2016

Look up here, I'm in heaven…



Don't let me know when you're opening the door
Close me in the dark
Let me disappear
Soon there'll be nothing left of me
Nothing to release

D. Bowie.
Bring me the Disco King

Quelle semaine, ami lecteur. 
Lundi matin, je me suis réveillée assez tard, après avoir eu une des insomnies qui me sont plus que coutumières. 
Et comme d'habitude, j'ai préparé mon petit-déjeuner, et j'ai installé ma tablette, cette invention diabolique avec qui je le prends désormais (contrairement à un livre, ça tient tout droit derrière la tasse), et munie d'un café je suis allée voir sur twitter où je me suis créé deux comptes. Un pour sylvie-denis-l'auteur et un pour unpseudo-fandebowie. 
Où je suivais (et suis toujours) un tas de gens ayant plus ou moins un rapport avec lui, de Duncan Jones, son fils, à Crayontocrayon, quelqu'un que je ne connais pas et dont le compte consistait en blagues bowiennes et autres poèmes et bowiefolds, des photos pliées qui transformaient un type qui fut à certains moments de sa vie d'une beauté à tomber par terre en grotesque. 
Les fans de Bowie sont de drôles de gens. 
Il faut vous dire que je n'ai jamais eu que deux modes de relation avec lui : l'obsession et l'obsession. 
C'est Let's dance qui m'a transformée en fan, en 1983, au siècle dernier, l'année, accessoirement, de mes vingt ans. Let's Dance est cette chanson étrange, qui balance comme un ressort géant (Let's Dance, booiiing booinng boooinnnnng) et qui réunit les deux natures de Bowie dans son texte tellement étrange pour un tube planétaire :

 Let's Dance
Put on your red shoes and daaaaance the blues
To the song they're playing on the radio

Rouge chaud et bleu glacial. Solaire et lunaire.  "Its cold warmth made me a fan", ai-je dit sur twitter en réponse à une remarque de Nicholas Pegg, l'auteur de l'énorme The Complete David Bowie, qui a (vraiment !) approuvé. 
Il faut vous dire une chose : j'aime la musique, passionnément, mais j'ai eu du mal, étant jeune, à rentrer dans l'univers complexe du rock. Les jeunes gens sont des créatures péremptoires et fatigantes, qui vous excommunient pour un rien, et je n'ai jamais compris pourquoi, aimant Brel et Brassens, je ne pouvais aimer aussi  Boney M. (mais c'est pas du rock, c'est du disco ! ben et alors ???), et si j'aimais Boney M., pourquoi je ne pouvais pas aimer Supertramp ? Oui, mes horizons musicaux étaient ce qu'ils étaient, à l'époque. Chez moi, les disques se limitaient à une pile de quarante-cinq tours de variété française. Pour le reste, comme pour la SF, j'ai dû me débrouiller toute seule — avec l'aide de la radio. Les références à la radio abondent dans les textes de Bowie.

Et donc, si Let's Dance n'avait pas été un méga-tube, j'imagine que j'aurais continué à être vaguement consciente de David Bowie, sans plus : j'ai le souvenir (j'en ai parlé dans un billet précédent), d'avoir été hypnotisée lorsque j'ai entendu une chanson qui devait être Ziggy Stardust, dans ma chambre, sortant du petit poste rond et bleu qu'on m'avait offert pour mon entrée en sixième, je me revois également à la porte de la salle à manger familiale, en train de regarder un clip aux couleurs fluos : un type marche devant un bulldozer, sur une plage. Ashes to Ashes. Mais avec Let's Dance, on ne pouvait plus lui échapper, et j'ai plongé, passant tout un été à l'écouter et à imaginer d'improbables rencontres. 

Pour la première fois (et la seule) de ma vie, un chanteur m'a intéressée pas seulement pour son œuvre, mais pour lui-même. Sa vie, sa trajectoire. J'ai acheté des magazines, des journaux, des livres, vu The Hunger, traîné ma sœur voir Furyo, acheté tous les disques que j'ai pu. Et je l'ai suivi, de 1983 à aujourd'hui.
 J'ai vu le Glass Spider Tour à Lyon, toute seule parce qu'il n'y avait personne pour m'accompagner, et j'ai été déçue (trop grand,  trop artificiel, je ne me souviens que de Time à la fin et du retour à pied, d'un bout à l'autre de Lyon) et ensuite pendant les terribles années quatre-vingt, suivi avec Tin Machine, avec Outside, et Heathen et Hours et Reality. J'avais depuis longtemps décidé que je n'étais pas collectionneuse, que je ne chercherai pas les bootlegs, n'accumulerait pas les objets. Les disques, l'œuvre, la musique. Lorsqu'est arrivé internet, je n'ai pas pris d'abonnement à son site. J'étais fauchée et je ne voulais pas sombrer un peu plus dans l'obsession idiote. 
Et puis le temps a passé. Ma vie a basculé. 

Quand Roland parlait de mon obsession bowienne, c'était pour souligner que je possède un objet qui doit être devenu effectivement rare : un vynil souple qui accompagnait le numéro que Libération lyon (oui, il y a eu une édition lyonnaise de Libé) lui avait consacré. Je l'ai toujours, je pense, quelque part dans mes cartons. C'était aussi pour râler un peu. Je crois que ça agaçait son orgueil masculin. 
Je ne lui ai jamais dit qu'il n'avait rien à craindre, que Bowie n'avait aucun rapport avec ma relation avec lui. Bowie avait quelque chose à voir dans ma relation avec moi-même.

J'ai vu l'exposition David Bowie Is (quel titre !) fin avril de l'année dernière. Ce fut magique. Vous connaissez peut-être le "palais de la mémoire" de Sherlock Holmes, cette expo, c'était un peu comme une promenade dans l'esprit de Bowie — et bon sang, j'en ai fréquenté quelques-uns des esprits un peu bizarres, je veux dire, je lis de la sf depuis plus de trente ans, mais aucun n'a produit autant d'étrangeté linguistique en si peu de mots —; il y avait tout : le costume d'un bleu extraordinairement pâle de la vidéo de Space Oddity, les portraits de Mishima et d'Iggy, le story board des concerts de la tournée Diamond Dogs et du clip d'Ashes to Ashes, les textes écrits à la main des chansons, les clés de l'appartement à Berlin, la veste bricolée des tous débuts. Tout, je vous dis, ou presque. 
La dernière salle a eu raison de moi : les murs étaient aménagés en vitrines présentant certains des costumes de scène de l'époque Ziggy Stardust pendant que la musique sortait d'une sono à les faire trembler. L'espace d'un instant, on pouvait se croire transporté dans le passé d'un de ses concerts qu'on n'avais pas vus. 
J'ai oublié de parler d'une chose en évoquant Let's Dance : en m'intéressant à Bowie à ce moment-là, j'ai découvert tout ce qu'il avait fait avant. Quinze ans et plus de carrière, d'un coup. Ce type avait écrit ces chansons aux textes bizarres et aux musiques que j'adorais, certes, mais il n'était pas qu'un chanteur de plus : il y avait quelque chose derrière, toute une épaisseur qui s'enfonçait jusque dans les profondeurs insoupçonnées des années 70. 

C'est ainsi que j'ai découvert que l'on peut éprouver une nostalgie profonde pour une époque que l'on a pas connue — parce qu'on ne l'a pas connue. Parce qu'on est toujours né trop tard. Le monde du début de la carrière de Bowie était meilleur que celui de ma jeunesse. Ziggy était si jeune, et si plein de promesses : pas seulement celle d'un brouillage définitif des codes de l'identité sexuelle, mais de ceux de la société tout court. Il était l'enfant d'une époque où l'espace faisait encore partie du futur, ou Dieu était vraiment en train de mourir de sa belle mort et où le progrès  technique apportait autre chose que la certitude que nous ne saurons pas prendre en main notre destin. 
Après avoir vu l'expo, j'ai acheté le catalogue et replongé dans mon obsession, exactement comme vingt ans auparavant, mais avec internet. Ressorti mes vieux bouquins, acheté des nouveaux, regardé à peu près tout (ça prend du temps, mais je travaille chez moi et je vis seule…) ce qu'on pouvait trouver sur youtube : les concerts, les interviews, les émissions de télé, même les entretiens insupportables avec Michel Drucker et Mourousi. J'ai découvert Pushing ahead of the Dame, un blog consacré à toute l'œuvre de Bowie, chanson par chanson. Une mine, allez-y si vous lisez l'anglais.
Pendant l'été, j'ai appris que Bowie travaillait sur une comédie musicale, Lazarus, qui débuterait en novembre. Puis qu'un album était prévu, comme le précédent, pour son anniversaire, le 8 janvier.  Je n'avais pas profité de sa sortie : pas cette fois. 
Pendant trois mois, j'ai passé une bonne partie de mon temps sur internet à traquer les articles et les tweets annonçant qui jouait dans la pièce, quels morceaux on y retrouverait, qui était impliqué dans la mise en scène et la production. J'ai même été regarder combien me coûterait une balade à New York. Après tout, je n'y suis jamais allée, à New York. Mais bon, aller à New York voir une pièce alors que ce que j'aurais voulu, c'est voir Bowie sur scène, dans une salle de taille normale…
Tout cela, bien entendu, découlait du fait que le bonhomme, depuis une crise cardiaque qui avait interrompu sa tournée en 2004 était devenu plus ou moins invisible. Une apparition avec David Gilmour, un rôle dans une série, des photos avec Iman sur des tapis rouges, et c'était tout. Plus d'interview, plus de concerts, plus rien. Au point que je me souviens m'être vaguement demandée, au cours des années 2000, ce qu'il devenait, et avoir conclu, après enquête, comme tout le monde, que si les rumeurs de mauvaise santé étaient fausses, et bien c'était qu'il vivait peinardement sa vie à New York. 
Voilà comment, pendant la semaine précédent le 8 janvier, j'ai téléchargé une captation de Lazarus et téléchargé  Blackstar — j'avais de toute façon déjà commandé le vinyl. Le jour où le compte à rebours a touché à sa fin, j'ai regardé la vidéo du titre Blackstar comme on regarde la dernière œuvre d'un ami qui n'a rien sorti de longue date : en frémissant, en ayant peur, en ayant le trac, en souhaitant qu'il ait réussi son coup, que la magie et la musique soient au rendez-vous. 
Elles l'étaient. Pendant les semaines précédant le 8 janvier, la presse musicale, que je n'ai jamais lue et ne lis toujours pas, sortit des articles plus qu'élogieux. Sur twitter, Duncan Jones a souhaité bonne chance à son père et les gens, unanimes, ont dit qu'il n'en avait pas besoin.
Et pendant trois jours, du vendredi où j'ai reçu mon disque, au lundi matin, j'ai cru que quelque chose commençait. Une nouvelle époque, un nouveau Bowie. Chris O'Leary allait avoir de la matière pour son blog. Je participerai, j'avais déjà pris des notes. Il y aurait un Blackstar extra comme pour The Next Day. Peut-être des photos. Une interview, qui sait. Bon sang, il était tellement bon en interview. Tony Visconti, sur twitter, était d'accord avec moi : il n'avait pas besoin de faire une tournée, juste un concert diffusé sur le net. 
J'y ai vraiment cru.  J'ai vu les photos sur lesquelles il était manifestement fatigué. Mais bon, 69 ans, quoi. J'ai vu le clip de Lazarus, avec son Bowie sur un lit d'hôpital, les yeux bandés "Look up here I'm in heaven". Je n'ai rien pigé. Après tout, Bowie et la mort, c'était un thème comme un autre, et il l'avait déjà abordé. Sauf que, bien entendu, nous ne savions pas tout. 
Ce n'était pas un commencement, c'était une fin et l'univers, en ce lundi matin, m'a collé une baffe dans la gueule. 
Tout à coup, un disque entier a changé de sens, pas seulement pour moi, pour des milliers de gens sur la planète, et moi qui ne suis vraiment pas douée pour les trucs de groupes, j'ai partagé quelque chose avec eux. 


"So where are we now, all the little Bowie-ettes and Bowie-ologists whose souls were so gloriously stolen by nothing more than charm and talent and the forward-thrown lightning bolts of sheer heart-swallowing possibility? Well, we’re in a world made brighter than it ever dared be. Look at how grey and gloomy and awful Britain was in the 1970s, and then look at those Bowie lightning bolts, and imagine how inspirational they must have been to us! This was — incarnated in one frail and faggy yet utterly masculine person — a way to live, and be, in a form of supple, smooth gloriousness. Every dancer you ever wanted to be, every singer, every actor, every lover."

C'est ce que dit Momus, musicien et auteur découvert ces derniers mois. Où en suis-je ? 
Je ne peux plus écouter Blackstar sans être envahie par une tristesse absolument pas raisonnable pour quelqu'un qui dans ma vie, n'étais après tout que des disques et des films. Je ne peux plus imaginer qu'il est dans son luxueux appartement de Lafayette Street, en train de regarder les articles et les chiffres de ventes de son disque. Souriant de ce sourire si parfaitement charmeur. Content. J'aimais bien penser qu'il était content. 
Je me disais, avant, que David Bowie n'était pas une personne, mais une histoire, une performance et un métatexte incluant à peu près toutes les formes  d'expression du 20ème siècle, du mime au cinéma, à la chanson et jusqu'au jeu vidéo.
Il était ce que décrit la phrase du grand poète américain  Walt Whitman : "Do I contradict myself, very well then, I am large, I contain multitudes." 
Tous les auteurs pourraient dire cela, mais combien sont capables de le vivre ?
Glacial et incandescent,  intuitif et intelligent, calculateur et spontané, populaire et avant-gardiste, protéiforme et inchangé, solaire et lunaire. Vivant.

Certains ont eu des soupçons quant aux circonstances de sa mort,  nourries par la coïncidence temporelle et le message de Tony Visconti qui disait que sa mort était comme sa vie, une œuvre d'art. Je préfère imaginer qu'il avait épuisé toutes ses forces dans la création de cet album dont il voulait qu'il SOIT, pas qu'il soit le dernier.

Notre perception du temps nous pousse à croire que le gouffre qui nous sépare de la seconde qui vient de s'écouler est moins grand que celui qui nous sépare de l'heure, du jour, du mois ou du siècle dernier. Mais c'est une illusion. Le gouffre est le même. À chaque instant qui passe, l'univers entier disparait.
Mais tant que Bowie était vivant, il était le fil qui me reliait à son passé, à sa vie protéiforme et à sa musique. À une certaine idée du futur. "New music soon." avait-il dit cet été, message à un événement caritatif organisé par des fans en Angleterre. Il n'est plus là et il n'y aura plus de musique (ou si peu), plus de nouvelle transformation, plus de renaissance.

Pendant trente ans, avec des hauts et des bas, j'ai pensé à l'époque de Ziggy comme à l'âge d'or que j'avais raté. Nous en avons tous un. Le mien ruisselait de paillettes, de gloire et de guitares ; au paradis du rock n'roll et de l'artifice, une divinité androgyne affirmait qu'on pouvait exister au-delà des contraintes de la vie sociale, au delà de l'ennui et du quotidien. 
Elle disait que l'art nous sauve, pauvres petits animaux humains que la vie rend si vite mesquins, violents et durs, et je voulais le croire. L'art nous sauve et nous relie. Il l'avait bien sauvé, lui, et lié à des millions de personnes sur la planète.
"Tous les danseurs que vous avez voulu être, dit Momus, tous les chanteurs, tous les acteurs, tous les amants."
Tous les écrivains.









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