samedi 30 janvier 2016

In the chinks of their world machine…

As-tu déjà, ami lecteur, senti passer sur toi le vent de l'histoire ? Ça n'arrive pas souvent et c'est tant mieux, parce qu'en général, ça signifie qu'une guerre a été déclarée, ou que des avions se sont écrasés dans un building, ou qu'un mur est tombé. Tu vois ce que je veux dire.

Le titre de ce billet provient d'une nouvelle de James Tiptree, une écrivaine de SF que tu as peut-être lue, ou que tu devrais. Connu, entre autres choses, car utilisé par Sarah Le Fanu comme titre de son ouvrage sur les femmes dans la SF, In the chinks of the word machine, Feminism and Science-Fiction.

"In the chinks of your world machine" : dans les interstices de votre machine monde, parce que c'est là que les femmes vivent, pas là où elles voudraient mais là où elles peuvent, dans un monde construit et dirigé par et pour les hommes.
Sauf que là, depuis le début de l'année, j'ai l'impression que c'est nous tous, gens ordinaires et bien intentionnés, qui vivons de plus en plus dans les interstices de la machine monde qui nous dépasse et nous broie.

Comme dans cette chanson de Bowie, Slow Burn, sortie en 2002 mais écrite avant le 11 septembre.

"Here shall we live
In this terrible town
Where the price for our lives
Shall squeeze them tight like a fist
And the walls shall have eyes
And the doors shall have ears
But we'll dance in their dark
And they'll play with our lives"

Et donc, depuis le drôle de début de cette drôle d'année, la sensation qu'une page a été tournée, que les grandes roues dentées de l'histoire viennent de tourner d'un cran supplémentaire, que le 21ème siècle a vraiment commencé. Comme le 20ème en 1914, de façon tout aussi arbitraire et néanmoins tout aussi utile, quelque part, au sens où il est bon de savoir qu'on sait. Et je ne suis pas la seule à le sentir, la preuve :

La grande roue du climat, la plus évidente : si vous avez vu passer l'hiver, c'est que vous vivez je ne sais où sur la planète, parce que 2015 est officiellement l'année la plus chaude jamais enregistrée.
Norman Spinrad (sur Facebook) a posté un billet disant que nous avons dépassé le point de non retour, celui après quoi le climat est devenu chaotique, un machin imprévisible qui ne produit plus que des exceptions. Tout était déjà dans Bleue comme une orange, un bouquin paru en 1999, c'est pas comme si on n'avait pas prévenu…

Ce qui me conduit à la grande roue géo-politique, et là c'est compliqué et je ferais sans doute mieux de me taire, mais ici se trouve un article expliquant que les réfugiés syriens sont aussi des réfugiés climatiques. Entre 2007 et 2010, donc avant sa version du "printemps arabe" la Syrie a connu la plus grave sécheresse de la région, poussant plus d'un million de personnes à émigrer vers les villes. Six ans plus tard, toute la région est en train de s'effondrer/se recomposer et les lamentables rejetons de l'Etat Islamique viennent semer la mort jusque dans notre malheureuse Europe. À lire (en anglais, désolée), les témoignages d'auteurs et de journalistes syriens, cinq ans après, dans le Guardian.

Juste une citation d'un auteur palestinien, Raja Shehadeh : 

"Après la première guerre mondiale, les puissances européennes ont modelé le moyen-orient afin de servir leurs intérêts et les malheurs des peuples de la région ne se sont pas étendus aux pays occidentaux. Le moyen-orient a souffert pendant que l'Europe prospérait grâce au pétrole bon marché et à un marché sans précédent pour ses produits militaires et autres. Cette fois, les choses sont différentes. Non seulement un grand nombre de réfugiés cherchent asile en Europe, mais le terrorisme n'est plus un mal qui ne trouble que la vie des habitants de la région. Peut-être cela poussera-t-il les puissances occidentales qui en ont les moyens, à agir, directement ou par leurs intermédiaires, et à commencer à s'appliquer honnêtement à aider à mettre fin aux guerres qui ravagent le moyen-orient, et à permettre à la démocratie de s'y installer. "

Ça serait pas mal, oui. 
Mais on a un peu de mal à y croire. 
Rien que chez nous, voir notre gouvernement de soi-disant gauche foncer tête baissée dans tous les chiffons rouges que l'actualité lui présente a de quoi atterrer un peu. 

Pas qu'on s'attendait à les voir se comporter autrement que comme de braves politiciens de base, mais la déchéance de nationalité, sérieux ? Le genre de machin qu'on peut brandir sur le moment, dans l'émotion (on les paye pour utiliser leur l'intelligence, mais bon, ce ne sont que des humains, on veut bien faire avec…). 

Les terroristes sont inhumains et indignes de notre belle nation, montrons que nous ne voulons pas d'eux dans nos rangs bien alignés pour la guerre contre la barbarie, soit. 

Mais une fois l'émotion passée, une fois que le pays a arrêté de pleurer, ils étaient vraiment obligés de garder ce truc abherrant et inutile, sauf pour signaler à des gens qui se considèrent comme en dehors de toutes les règles de la société (parce que c'est ça, en partie, l'adhésion aux valeurs des islamistes radicaux : un moyen de trouver  une identité et des valeurs qu'on a pas trouvé dans la vie et la société normale) que nous non plus, tiens donc, on n'en veut pas, on les met dehors symboliquement, rien d'autre. Parce qu'en vrai, s'il y a d'autres attentats, les mecs seront morts avant d'être déchus, sans déconner, ça n'est pas donc à eux que ça s'adresse.
Non, la déchance de nationalité, c'est l'effet d'annonce à son apogée, le langage performatif absolu. Un verbe performatif, c'est un verbe dont l'énonciation revient à réaliser l'action qu'il exprime. Dans le cas de la déchéance de nationalité, c'est la république qui, sachant qu'elle ne peut empêcher la naissance de ces enfants terrifiants, les chasse préventivement et dit bien haut et bien fort : vous n'êtes pas des nôtres. La nationalité, cette fatalité magique qui transforme en citoyen tout le monde et n'importe qui, ne s'applique plus, préventivement, comme dans Minority Report.

Les politiques croient avoir répondu à désir du bon peuple. Le bon peuple se croit protégé, c'est du moins que disent les sondages. Qu'en pensent ceux qui se sentent déjà exclus ? 

À quoi pensent-ils, nos bons édiles, quand ils concoctent ce genre d'aberrations ? J'ai vu, au cours d'une émission traitant de l'actualité, un député socialiste prendre des accents tragiques et concernés en expliquant que l'état d'urgence devait être prolongé. 
Et le pire, ce n'était pas qu'il puisse penser que ça pouvait servir à quelque chose (ce doit être agaçant, d'être au pouvoir et de se rendre compte qu'on en a pas, de pouvoir), le pire, c'était qu'il voyait les grandes roues dentées de l'histoire tourner et qu'il était content d'être là et d'être en première ligne, et de jouer le rôle du mec qui sait ce qu'il faut faire et qui prendra les difficiles décisions qui font les hommes d'état.

Pensée mue par la peur et rien d'autre. Petits hommes qui se comportent comme si les grandes roues dentées de l'histoire les écrasaient, réduisant leur pensée à la mesquinerie de l'époque, alors qu'ils sont censés voir plus loin et penser plus large que vous et moi.

"But who are we
So small in times such as these…"

Bowie a écrit des quantités de textes surréalistes, au sens moins qu'évident,  et de temps à autre, ce genre de petits bijoux de concision.

Une autre roue de l'histoire en train de tourner, c'est celle des enfants du baby-boom et après, ceux qui ont créé le paysage culturel dans lequel des gens comme moi sont nés et ont grandi. Ces gens qui atteignent les 70 ans et qui vont disparaître, au moment où la civilisation et le mode de vie occidental peuvent à bon droit s'interroger sur le futur. 

Nous sommes les hommes et les femmes ordinaires et nous vivons dans les interstices de la grande machine monde, et nous regardons les puissants et nous avons la sensation que le 21ème siècle est vraiment là et que le vent de l'histoire souffle. 
Et qu'il est glacial. 







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