vendredi 28 octobre 2016

Et elle finit par écrire un billet de blog, ou presque...

Mon programme pour les Utopiales !


Samedi 29 octobre
– 15h Espace Shayol : Les machines traduiront-elles le futur ?
– 16h La Grande Librairie : Dédicaces
Dimanche 30 octobre
– 12h La Grande Librairie : Dédicaces
– 17h Espace Shayol : Les machines sont-elles nos esclaves ou … ?
– 18h Scène Hetzel : Technologies vs effondrement, 2 récits
Lundi 31 octobre
– 16h Scène Hetzel : Utopie et machines
– 17h La Grande Librairie : Dédicaces
Mardi 1er novembre
– 13h Agora de M. Spock : L’auteur et son ombre (avec Norman Spinrad)
– 14h La Grande Librairie : Dédicaces

dimanche 28 février 2016

Où l'on rend à Umberto Eco…

Je dois une nouvelle à Umberto Eco.
Une nouvelle qui s'appelait Après Champollion dans l'anthologie Escales sur l'horizon, parue en 1998, et qui s'est transformée en dyptique, La Saison des singes et l'Empire du Sommeil. Donc, je lui dois une nouvelle qui a en quelque sorte disparu — oui, je viens juste de m'en rendre compte.

Ce billet rentre donc dans la catégorie bien connue des réponses à la question : « et où trouvez-vous vos idées  ? », de même qu'à celle de « qu'est-ce qui reste du processus de naissance des idées vingt ans après ».
Je n'arrive absolument pas à me souvenir si j'ai vu le film, le Nom de la rose, au cinéma, wikipédia m'indique qu'il est sorti en décembre 86, époque où je me trouvais à Lyon. Par contre, je me souviens très bien que le livre faisait partie d'un certain nombre d'ouvrages dont je me suis séparée avant de déménager, l'année suivante.
J'avais décidé que ce roman m'énervait, qu'il était un gros machin destiné à rouler le lecteur dans la farine et je m'estimais grugée. J'aimerais bien retrouver comment j'en étais arrivée là, mais comme je n'ai pas relu le livre (ben oui, je l'ai vendu) depuis, c'est peine perdue. Avec le recul, je ne peux que conclure que c'était une de ces situations où, n'arrivant pas, allez savoir pourquoi, à admirer l'auteur, j'avais décider qu'il m'agaçait.
Notons néanmoins que bien qu'énervée, j'ai fait ensuite l'acquisition de l'Apostille au Nom de la rose, parce que j'imagine, je voulais en savoir un peu plus sur le fameux vers final et peut-être sur l'auteur, et sur l'écriture de gros  roman policiers médiévaux transformés en films avec Sean Connery. Je n'avais pas pris de notes, et internet n'existait pas. Ne jamais négliger le rôle de l'énervement et de la jeunesse dans la genèse des idées.

Stat rosa tenemus nomine, nomina nuda tenemus.
La rose d'origine n'existe plus que par son nom, nous ne possédons que de purs noms. (S'il existe une traduction exacte et un peu moins lourde, je prends.)
Nous sommes dans l'ubi sunt, le passage du temps, Villon, Ronsard, Rutebœuf.
Mais le nom nu, pour moi, c'était la séparation entre le signifié et le signifiant. Certes, une fois que le temps à fait son œuvre, il nous reste les mots qui désignent et invoquent les choses, mais les mots (le signifiant) et les choses (le signifié) ne forment couple, c'est à dire sens, que si d'une manière ou d'une autre, la liaison entre eux persiste.
Pour que le mot « banane » vous soit compréhensible, il faut que quelque part, dans le réel, le signe « banane » et le fruit soient liés, ne serait-ce que dans votre esprit, parce que vous avez vu soit une vraie banane, soit une image fidèle. Le signifiant et le signifié doivent être liés, quelque part, au-delà du texte pour que le texte fasse sens.

Mais que se passerait-il, justement, si pour une raison quelconque, certains mots se trouvaient privés de leur référent dans le monde réel ? S'ils restaient véritablement nus, des signes purs, en quelque sorte, sans rien pour les compléter ? Si le monde réel qui leur avait donné naissance à la chose avait repris ces choses, ne laissant plus que des signes qui seraient non pas de pur noms, mais comme des panneaux indicateurs qui ne pointeraient plus nulle part ? Les textes qui les contenaient resteraient-ils intelligibles ? Pour qui ? Comment ?

J'avais depuis longtemps envie d'écrire une histoire de vaisseau échoué et de gens naufragés sur une planète, totalement coupés de leur civilisation d'origine. Tout ça est dans les deux romans.
Les personnages sont donc arrivés après, l'idée de départ, je la dois à Bernard de Morlaix, un moine bénédictin du xiième siècle et à Umberto Eco, ce qui fait tout de même un fort joli voyage dans le temps.
Pendant vingt-cinq ans, je n'ai pas pris la peine de lire autre chose de cet estimable monsieur à qui je dois un texte que je considère comme l'un de mes meilleurs. Il faut dire que ses écrit sur le rôle du lecteur, passés à la moulinette du journalisme, m'ont plus d'une fois agacée, de même que ses réflexions sur l'internet.  Je n'aime pas, mais vraiment pas, que sous prétexte de sémiotique mal digérée on classe les lecteurs en bons et en mauvais.
Et je ne regrette pas de ne pas avoir lu Eco. Parce qu'il n'avait pas besoin de savoir si je l'avais lu, et parce que comme ça, il me reste des livres intéressants à découvrir, et que par les temps qui courent, ça devient difficile à trouver.
Quant aux idées et à leur origine, voilà ce qu'il en dit à la fin de l'Apostille : « … il existe des idées obsédantes, elles ne sont jamais personnelles, les livres parlent entre eux, et une véritable enquête policière doit prouver que les coupables, c'est nous. »





samedi 30 janvier 2016

In the chinks of their world machine…

As-tu déjà, ami lecteur, senti passer sur toi le vent de l'histoire ? Ça n'arrive pas souvent et c'est tant mieux, parce qu'en général, ça signifie qu'une guerre a été déclarée, ou que des avions se sont écrasés dans un building, ou qu'un mur est tombé. Tu vois ce que je veux dire.

Le titre de ce billet provient d'une nouvelle de James Tiptree, une écrivaine de SF que tu as peut-être lue, ou que tu devrais. Connu, entre autres choses, car utilisé par Sarah Le Fanu comme titre de son ouvrage sur les femmes dans la SF, In the chinks of the word machine, Feminism and Science-Fiction.

"In the chinks of your world machine" : dans les interstices de votre machine monde, parce que c'est là que les femmes vivent, pas là où elles voudraient mais là où elles peuvent, dans un monde construit et dirigé par et pour les hommes.
Sauf que là, depuis le début de l'année, j'ai l'impression que c'est nous tous, gens ordinaires et bien intentionnés, qui vivons de plus en plus dans les interstices de la machine monde qui nous dépasse et nous broie.

Comme dans cette chanson de Bowie, Slow Burn, sortie en 2002 mais écrite avant le 11 septembre.

"Here shall we live
In this terrible town
Where the price for our lives
Shall squeeze them tight like a fist
And the walls shall have eyes
And the doors shall have ears
But we'll dance in their dark
And they'll play with our lives"

Et donc, depuis le drôle de début de cette drôle d'année, la sensation qu'une page a été tournée, que les grandes roues dentées de l'histoire viennent de tourner d'un cran supplémentaire, que le 21ème siècle a vraiment commencé. Comme le 20ème en 1914, de façon tout aussi arbitraire et néanmoins tout aussi utile, quelque part, au sens où il est bon de savoir qu'on sait. Et je ne suis pas la seule à le sentir, la preuve :

La grande roue du climat, la plus évidente : si vous avez vu passer l'hiver, c'est que vous vivez je ne sais où sur la planète, parce que 2015 est officiellement l'année la plus chaude jamais enregistrée.
Norman Spinrad (sur Facebook) a posté un billet disant que nous avons dépassé le point de non retour, celui après quoi le climat est devenu chaotique, un machin imprévisible qui ne produit plus que des exceptions. Tout était déjà dans Bleue comme une orange, un bouquin paru en 1999, c'est pas comme si on n'avait pas prévenu…

Ce qui me conduit à la grande roue géo-politique, et là c'est compliqué et je ferais sans doute mieux de me taire, mais ici se trouve un article expliquant que les réfugiés syriens sont aussi des réfugiés climatiques. Entre 2007 et 2010, donc avant sa version du "printemps arabe" la Syrie a connu la plus grave sécheresse de la région, poussant plus d'un million de personnes à émigrer vers les villes. Six ans plus tard, toute la région est en train de s'effondrer/se recomposer et les lamentables rejetons de l'Etat Islamique viennent semer la mort jusque dans notre malheureuse Europe. À lire (en anglais, désolée), les témoignages d'auteurs et de journalistes syriens, cinq ans après, dans le Guardian.

Juste une citation d'un auteur palestinien, Raja Shehadeh : 

"Après la première guerre mondiale, les puissances européennes ont modelé le moyen-orient afin de servir leurs intérêts et les malheurs des peuples de la région ne se sont pas étendus aux pays occidentaux. Le moyen-orient a souffert pendant que l'Europe prospérait grâce au pétrole bon marché et à un marché sans précédent pour ses produits militaires et autres. Cette fois, les choses sont différentes. Non seulement un grand nombre de réfugiés cherchent asile en Europe, mais le terrorisme n'est plus un mal qui ne trouble que la vie des habitants de la région. Peut-être cela poussera-t-il les puissances occidentales qui en ont les moyens, à agir, directement ou par leurs intermédiaires, et à commencer à s'appliquer honnêtement à aider à mettre fin aux guerres qui ravagent le moyen-orient, et à permettre à la démocratie de s'y installer. "

Ça serait pas mal, oui. 
Mais on a un peu de mal à y croire. 
Rien que chez nous, voir notre gouvernement de soi-disant gauche foncer tête baissée dans tous les chiffons rouges que l'actualité lui présente a de quoi atterrer un peu. 

Pas qu'on s'attendait à les voir se comporter autrement que comme de braves politiciens de base, mais la déchéance de nationalité, sérieux ? Le genre de machin qu'on peut brandir sur le moment, dans l'émotion (on les paye pour utiliser leur l'intelligence, mais bon, ce ne sont que des humains, on veut bien faire avec…). 

Les terroristes sont inhumains et indignes de notre belle nation, montrons que nous ne voulons pas d'eux dans nos rangs bien alignés pour la guerre contre la barbarie, soit. 

Mais une fois l'émotion passée, une fois que le pays a arrêté de pleurer, ils étaient vraiment obligés de garder ce truc abherrant et inutile, sauf pour signaler à des gens qui se considèrent comme en dehors de toutes les règles de la société (parce que c'est ça, en partie, l'adhésion aux valeurs des islamistes radicaux : un moyen de trouver  une identité et des valeurs qu'on a pas trouvé dans la vie et la société normale) que nous non plus, tiens donc, on n'en veut pas, on les met dehors symboliquement, rien d'autre. Parce qu'en vrai, s'il y a d'autres attentats, les mecs seront morts avant d'être déchus, sans déconner, ça n'est pas donc à eux que ça s'adresse.
Non, la déchance de nationalité, c'est l'effet d'annonce à son apogée, le langage performatif absolu. Un verbe performatif, c'est un verbe dont l'énonciation revient à réaliser l'action qu'il exprime. Dans le cas de la déchéance de nationalité, c'est la république qui, sachant qu'elle ne peut empêcher la naissance de ces enfants terrifiants, les chasse préventivement et dit bien haut et bien fort : vous n'êtes pas des nôtres. La nationalité, cette fatalité magique qui transforme en citoyen tout le monde et n'importe qui, ne s'applique plus, préventivement, comme dans Minority Report.

Les politiques croient avoir répondu à désir du bon peuple. Le bon peuple se croit protégé, c'est du moins que disent les sondages. Qu'en pensent ceux qui se sentent déjà exclus ? 

À quoi pensent-ils, nos bons édiles, quand ils concoctent ce genre d'aberrations ? J'ai vu, au cours d'une émission traitant de l'actualité, un député socialiste prendre des accents tragiques et concernés en expliquant que l'état d'urgence devait être prolongé. 
Et le pire, ce n'était pas qu'il puisse penser que ça pouvait servir à quelque chose (ce doit être agaçant, d'être au pouvoir et de se rendre compte qu'on en a pas, de pouvoir), le pire, c'était qu'il voyait les grandes roues dentées de l'histoire tourner et qu'il était content d'être là et d'être en première ligne, et de jouer le rôle du mec qui sait ce qu'il faut faire et qui prendra les difficiles décisions qui font les hommes d'état.

Pensée mue par la peur et rien d'autre. Petits hommes qui se comportent comme si les grandes roues dentées de l'histoire les écrasaient, réduisant leur pensée à la mesquinerie de l'époque, alors qu'ils sont censés voir plus loin et penser plus large que vous et moi.

"But who are we
So small in times such as these…"

Bowie a écrit des quantités de textes surréalistes, au sens moins qu'évident,  et de temps à autre, ce genre de petits bijoux de concision.

Une autre roue de l'histoire en train de tourner, c'est celle des enfants du baby-boom et après, ceux qui ont créé le paysage culturel dans lequel des gens comme moi sont nés et ont grandi. Ces gens qui atteignent les 70 ans et qui vont disparaître, au moment où la civilisation et le mode de vie occidental peuvent à bon droit s'interroger sur le futur. 

Nous sommes les hommes et les femmes ordinaires et nous vivons dans les interstices de la grande machine monde, et nous regardons les puissants et nous avons la sensation que le 21ème siècle est vraiment là et que le vent de l'histoire souffle. 
Et qu'il est glacial. 







samedi 16 janvier 2016

Look up here, I'm in heaven…



Don't let me know when you're opening the door
Close me in the dark
Let me disappear
Soon there'll be nothing left of me
Nothing to release

D. Bowie.
Bring me the Disco King

Quelle semaine, ami lecteur. 
Lundi matin, je me suis réveillée assez tard, après avoir eu une des insomnies qui me sont plus que coutumières. 
Et comme d'habitude, j'ai préparé mon petit-déjeuner, et j'ai installé ma tablette, cette invention diabolique avec qui je le prends désormais (contrairement à un livre, ça tient tout droit derrière la tasse), et munie d'un café je suis allée voir sur twitter où je me suis créé deux comptes. Un pour sylvie-denis-l'auteur et un pour unpseudo-fandebowie. 
Où je suivais (et suis toujours) un tas de gens ayant plus ou moins un rapport avec lui, de Duncan Jones, son fils, à Crayontocrayon, quelqu'un que je ne connais pas et dont le compte consistait en blagues bowiennes et autres poèmes et bowiefolds, des photos pliées qui transformaient un type qui fut à certains moments de sa vie d'une beauté à tomber par terre en grotesque. 
Les fans de Bowie sont de drôles de gens. 
Il faut vous dire que je n'ai jamais eu que deux modes de relation avec lui : l'obsession et l'obsession. 
C'est Let's dance qui m'a transformée en fan, en 1983, au siècle dernier, l'année, accessoirement, de mes vingt ans. Let's Dance est cette chanson étrange, qui balance comme un ressort géant (Let's Dance, booiiing booinng boooinnnnng) et qui réunit les deux natures de Bowie dans son texte tellement étrange pour un tube planétaire :

 Let's Dance
Put on your red shoes and daaaaance the blues
To the song they're playing on the radio

Rouge chaud et bleu glacial. Solaire et lunaire.  "Its cold warmth made me a fan", ai-je dit sur twitter en réponse à une remarque de Nicholas Pegg, l'auteur de l'énorme The Complete David Bowie, qui a (vraiment !) approuvé. 
Il faut vous dire une chose : j'aime la musique, passionnément, mais j'ai eu du mal, étant jeune, à rentrer dans l'univers complexe du rock. Les jeunes gens sont des créatures péremptoires et fatigantes, qui vous excommunient pour un rien, et je n'ai jamais compris pourquoi, aimant Brel et Brassens, je ne pouvais aimer aussi  Boney M. (mais c'est pas du rock, c'est du disco ! ben et alors ???), et si j'aimais Boney M., pourquoi je ne pouvais pas aimer Supertramp ? Oui, mes horizons musicaux étaient ce qu'ils étaient, à l'époque. Chez moi, les disques se limitaient à une pile de quarante-cinq tours de variété française. Pour le reste, comme pour la SF, j'ai dû me débrouiller toute seule — avec l'aide de la radio. Les références à la radio abondent dans les textes de Bowie.

Et donc, si Let's Dance n'avait pas été un méga-tube, j'imagine que j'aurais continué à être vaguement consciente de David Bowie, sans plus : j'ai le souvenir (j'en ai parlé dans un billet précédent), d'avoir été hypnotisée lorsque j'ai entendu une chanson qui devait être Ziggy Stardust, dans ma chambre, sortant du petit poste rond et bleu qu'on m'avait offert pour mon entrée en sixième, je me revois également à la porte de la salle à manger familiale, en train de regarder un clip aux couleurs fluos : un type marche devant un bulldozer, sur une plage. Ashes to Ashes. Mais avec Let's Dance, on ne pouvait plus lui échapper, et j'ai plongé, passant tout un été à l'écouter et à imaginer d'improbables rencontres. 

Pour la première fois (et la seule) de ma vie, un chanteur m'a intéressée pas seulement pour son œuvre, mais pour lui-même. Sa vie, sa trajectoire. J'ai acheté des magazines, des journaux, des livres, vu The Hunger, traîné ma sœur voir Furyo, acheté tous les disques que j'ai pu. Et je l'ai suivi, de 1983 à aujourd'hui.
 J'ai vu le Glass Spider Tour à Lyon, toute seule parce qu'il n'y avait personne pour m'accompagner, et j'ai été déçue (trop grand,  trop artificiel, je ne me souviens que de Time à la fin et du retour à pied, d'un bout à l'autre de Lyon) et ensuite pendant les terribles années quatre-vingt, suivi avec Tin Machine, avec Outside, et Heathen et Hours et Reality. J'avais depuis longtemps décidé que je n'étais pas collectionneuse, que je ne chercherai pas les bootlegs, n'accumulerait pas les objets. Les disques, l'œuvre, la musique. Lorsqu'est arrivé internet, je n'ai pas pris d'abonnement à son site. J'étais fauchée et je ne voulais pas sombrer un peu plus dans l'obsession idiote. 
Et puis le temps a passé. Ma vie a basculé. 

Quand Roland parlait de mon obsession bowienne, c'était pour souligner que je possède un objet qui doit être devenu effectivement rare : un vynil souple qui accompagnait le numéro que Libération lyon (oui, il y a eu une édition lyonnaise de Libé) lui avait consacré. Je l'ai toujours, je pense, quelque part dans mes cartons. C'était aussi pour râler un peu. Je crois que ça agaçait son orgueil masculin. 
Je ne lui ai jamais dit qu'il n'avait rien à craindre, que Bowie n'avait aucun rapport avec ma relation avec lui. Bowie avait quelque chose à voir dans ma relation avec moi-même.

J'ai vu l'exposition David Bowie Is (quel titre !) fin avril de l'année dernière. Ce fut magique. Vous connaissez peut-être le "palais de la mémoire" de Sherlock Holmes, cette expo, c'était un peu comme une promenade dans l'esprit de Bowie — et bon sang, j'en ai fréquenté quelques-uns des esprits un peu bizarres, je veux dire, je lis de la sf depuis plus de trente ans, mais aucun n'a produit autant d'étrangeté linguistique en si peu de mots —; il y avait tout : le costume d'un bleu extraordinairement pâle de la vidéo de Space Oddity, les portraits de Mishima et d'Iggy, le story board des concerts de la tournée Diamond Dogs et du clip d'Ashes to Ashes, les textes écrits à la main des chansons, les clés de l'appartement à Berlin, la veste bricolée des tous débuts. Tout, je vous dis, ou presque. 
La dernière salle a eu raison de moi : les murs étaient aménagés en vitrines présentant certains des costumes de scène de l'époque Ziggy Stardust pendant que la musique sortait d'une sono à les faire trembler. L'espace d'un instant, on pouvait se croire transporté dans le passé d'un de ses concerts qu'on n'avais pas vus. 
J'ai oublié de parler d'une chose en évoquant Let's Dance : en m'intéressant à Bowie à ce moment-là, j'ai découvert tout ce qu'il avait fait avant. Quinze ans et plus de carrière, d'un coup. Ce type avait écrit ces chansons aux textes bizarres et aux musiques que j'adorais, certes, mais il n'était pas qu'un chanteur de plus : il y avait quelque chose derrière, toute une épaisseur qui s'enfonçait jusque dans les profondeurs insoupçonnées des années 70. 

C'est ainsi que j'ai découvert que l'on peut éprouver une nostalgie profonde pour une époque que l'on a pas connue — parce qu'on ne l'a pas connue. Parce qu'on est toujours né trop tard. Le monde du début de la carrière de Bowie était meilleur que celui de ma jeunesse. Ziggy était si jeune, et si plein de promesses : pas seulement celle d'un brouillage définitif des codes de l'identité sexuelle, mais de ceux de la société tout court. Il était l'enfant d'une époque où l'espace faisait encore partie du futur, ou Dieu était vraiment en train de mourir de sa belle mort et où le progrès  technique apportait autre chose que la certitude que nous ne saurons pas prendre en main notre destin. 
Après avoir vu l'expo, j'ai acheté le catalogue et replongé dans mon obsession, exactement comme vingt ans auparavant, mais avec internet. Ressorti mes vieux bouquins, acheté des nouveaux, regardé à peu près tout (ça prend du temps, mais je travaille chez moi et je vis seule…) ce qu'on pouvait trouver sur youtube : les concerts, les interviews, les émissions de télé, même les entretiens insupportables avec Michel Drucker et Mourousi. J'ai découvert Pushing ahead of the Dame, un blog consacré à toute l'œuvre de Bowie, chanson par chanson. Une mine, allez-y si vous lisez l'anglais.
Pendant l'été, j'ai appris que Bowie travaillait sur une comédie musicale, Lazarus, qui débuterait en novembre. Puis qu'un album était prévu, comme le précédent, pour son anniversaire, le 8 janvier.  Je n'avais pas profité de sa sortie : pas cette fois. 
Pendant trois mois, j'ai passé une bonne partie de mon temps sur internet à traquer les articles et les tweets annonçant qui jouait dans la pièce, quels morceaux on y retrouverait, qui était impliqué dans la mise en scène et la production. J'ai même été regarder combien me coûterait une balade à New York. Après tout, je n'y suis jamais allée, à New York. Mais bon, aller à New York voir une pièce alors que ce que j'aurais voulu, c'est voir Bowie sur scène, dans une salle de taille normale…
Tout cela, bien entendu, découlait du fait que le bonhomme, depuis une crise cardiaque qui avait interrompu sa tournée en 2004 était devenu plus ou moins invisible. Une apparition avec David Gilmour, un rôle dans une série, des photos avec Iman sur des tapis rouges, et c'était tout. Plus d'interview, plus de concerts, plus rien. Au point que je me souviens m'être vaguement demandée, au cours des années 2000, ce qu'il devenait, et avoir conclu, après enquête, comme tout le monde, que si les rumeurs de mauvaise santé étaient fausses, et bien c'était qu'il vivait peinardement sa vie à New York. 
Voilà comment, pendant la semaine précédent le 8 janvier, j'ai téléchargé une captation de Lazarus et téléchargé  Blackstar — j'avais de toute façon déjà commandé le vinyl. Le jour où le compte à rebours a touché à sa fin, j'ai regardé la vidéo du titre Blackstar comme on regarde la dernière œuvre d'un ami qui n'a rien sorti de longue date : en frémissant, en ayant peur, en ayant le trac, en souhaitant qu'il ait réussi son coup, que la magie et la musique soient au rendez-vous. 
Elles l'étaient. Pendant les semaines précédant le 8 janvier, la presse musicale, que je n'ai jamais lue et ne lis toujours pas, sortit des articles plus qu'élogieux. Sur twitter, Duncan Jones a souhaité bonne chance à son père et les gens, unanimes, ont dit qu'il n'en avait pas besoin.
Et pendant trois jours, du vendredi où j'ai reçu mon disque, au lundi matin, j'ai cru que quelque chose commençait. Une nouvelle époque, un nouveau Bowie. Chris O'Leary allait avoir de la matière pour son blog. Je participerai, j'avais déjà pris des notes. Il y aurait un Blackstar extra comme pour The Next Day. Peut-être des photos. Une interview, qui sait. Bon sang, il était tellement bon en interview. Tony Visconti, sur twitter, était d'accord avec moi : il n'avait pas besoin de faire une tournée, juste un concert diffusé sur le net. 
J'y ai vraiment cru.  J'ai vu les photos sur lesquelles il était manifestement fatigué. Mais bon, 69 ans, quoi. J'ai vu le clip de Lazarus, avec son Bowie sur un lit d'hôpital, les yeux bandés "Look up here I'm in heaven". Je n'ai rien pigé. Après tout, Bowie et la mort, c'était un thème comme un autre, et il l'avait déjà abordé. Sauf que, bien entendu, nous ne savions pas tout. 
Ce n'était pas un commencement, c'était une fin et l'univers, en ce lundi matin, m'a collé une baffe dans la gueule. 
Tout à coup, un disque entier a changé de sens, pas seulement pour moi, pour des milliers de gens sur la planète, et moi qui ne suis vraiment pas douée pour les trucs de groupes, j'ai partagé quelque chose avec eux. 


"So where are we now, all the little Bowie-ettes and Bowie-ologists whose souls were so gloriously stolen by nothing more than charm and talent and the forward-thrown lightning bolts of sheer heart-swallowing possibility? Well, we’re in a world made brighter than it ever dared be. Look at how grey and gloomy and awful Britain was in the 1970s, and then look at those Bowie lightning bolts, and imagine how inspirational they must have been to us! This was — incarnated in one frail and faggy yet utterly masculine person — a way to live, and be, in a form of supple, smooth gloriousness. Every dancer you ever wanted to be, every singer, every actor, every lover."

C'est ce que dit Momus, musicien et auteur découvert ces derniers mois. Où en suis-je ? 
Je ne peux plus écouter Blackstar sans être envahie par une tristesse absolument pas raisonnable pour quelqu'un qui dans ma vie, n'étais après tout que des disques et des films. Je ne peux plus imaginer qu'il est dans son luxueux appartement de Lafayette Street, en train de regarder les articles et les chiffres de ventes de son disque. Souriant de ce sourire si parfaitement charmeur. Content. J'aimais bien penser qu'il était content. 
Je me disais, avant, que David Bowie n'était pas une personne, mais une histoire, une performance et un métatexte incluant à peu près toutes les formes  d'expression du 20ème siècle, du mime au cinéma, à la chanson et jusqu'au jeu vidéo.
Il était ce que décrit la phrase du grand poète américain  Walt Whitman : "Do I contradict myself, very well then, I am large, I contain multitudes." 
Tous les auteurs pourraient dire cela, mais combien sont capables de le vivre ?
Glacial et incandescent,  intuitif et intelligent, calculateur et spontané, populaire et avant-gardiste, protéiforme et inchangé, solaire et lunaire. Vivant.

Certains ont eu des soupçons quant aux circonstances de sa mort,  nourries par la coïncidence temporelle et le message de Tony Visconti qui disait que sa mort était comme sa vie, une œuvre d'art. Je préfère imaginer qu'il avait épuisé toutes ses forces dans la création de cet album dont il voulait qu'il SOIT, pas qu'il soit le dernier.

Notre perception du temps nous pousse à croire que le gouffre qui nous sépare de la seconde qui vient de s'écouler est moins grand que celui qui nous sépare de l'heure, du jour, du mois ou du siècle dernier. Mais c'est une illusion. Le gouffre est le même. À chaque instant qui passe, l'univers entier disparait.
Mais tant que Bowie était vivant, il était le fil qui me reliait à son passé, à sa vie protéiforme et à sa musique. À une certaine idée du futur. "New music soon." avait-il dit cet été, message à un événement caritatif organisé par des fans en Angleterre. Il n'est plus là et il n'y aura plus de musique (ou si peu), plus de nouvelle transformation, plus de renaissance.

Pendant trente ans, avec des hauts et des bas, j'ai pensé à l'époque de Ziggy comme à l'âge d'or que j'avais raté. Nous en avons tous un. Le mien ruisselait de paillettes, de gloire et de guitares ; au paradis du rock n'roll et de l'artifice, une divinité androgyne affirmait qu'on pouvait exister au-delà des contraintes de la vie sociale, au delà de l'ennui et du quotidien. 
Elle disait que l'art nous sauve, pauvres petits animaux humains que la vie rend si vite mesquins, violents et durs, et je voulais le croire. L'art nous sauve et nous relie. Il l'avait bien sauvé, lui, et lié à des millions de personnes sur la planète.
"Tous les danseurs que vous avez voulu être, dit Momus, tous les chanteurs, tous les acteurs, tous les amants."
Tous les écrivains.









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