Alors, j’ai vu deux films récemment, dont un parce que la séance prévue était complète, et que tant qu’à être au cinéma, c’était le film pour lequel on avait le moins d’attente.
Le truc un peu étrange, c’est que les deux m’ont plu pendant que je les regardais, je ne me suis pas ennuyée, j’étais même vraiment prise par l’action à certains moments, mais en fin de compte, je ne suis pas sûre de savoir ce que j’ai vu, et surtout, de l’intention, ou du propos du réalisateur.
C’est d’autant plus désagréable que les deux films étaient techniquement réussis, avec de bons acteurs et de gros moyens.
Le premier était Emilia Pérez, de Jacques Audiard. 1 million d’entrées, deux prix à Cannes dont celui d’interprétation féminine pour les actrices, va représenter la France aux Oscars, excusez-moi du peu.
Émilia Pérez est l’histoire d’un chef de cartel de la drogue mexicain transgenre et totalement dans le placard qui embauche une avocate pour qu’elle l’aide à changer de sexe discrètement, puis à disparaître. Contre un joli paquet de pognon. Elle aurait pu espérer vivre tranquillement sa vie ensuite, mais non : Émilia était mariée et avait deux enfants, qui lui manquent.
Là, je COMMENCE LES GROS SPOILERS, car l’ancien chef de gang rentre au Mexique et parvient à retrouver sa femme et à se faire passer pour une ancienne amie de son mari qu’elle croit mort. Elles finissent par habiter ensemble, et Émilia peut vivre avec ses gosses. Situation rocambolesque, permise uniquement par le fait qu’elle a de l’argent, beaucoup d’argent, et une capacité hors norme à dissimuler et tromper ses proches. L’argent lui permet aussi de créer et faire fonctionner une association qui se donne pour mission de retrouver des traces de personnes kidnappées et tuées par les gangs de la drogue.
Le tout avec des chansons et des moments dansés parfaitement intégrés à l’action, et qu’aussi bizarres ou irréalistes que soit les situations, ça fonctionne, parce que les acteurices sont tous excellent.e.s et la musique de Camille fort belle.
Mais, car il y a un mais, et c’est ce qu’on est censé penser, au final, du personnage principal et de sa trajectoire. Qu’un magnat de la drogue soit transgenre, pourquoi pas, je dois dire que je trouvais ça tiré par les cheveux, ou trop parlant pour être vrai : une femme trans dans un milieu violent et machiste à l’extrême, ah ah, qu’est-ce qu’il peut y avoir de pire, on voit venir le message lourdingue de très loin. Ça passe quand même, on arrive à y croire, ou à ne pas ne pas y croire, si ça a un sens.
Sauf que lorsqu’elle parvient à tromper son ex-femme et parvient à revenir dans sa vie et celle de ses gosses, la motivation derrière ce qui est une tromperie que peu de personnes seraient capables de mener à bien, on remet la suspension d’incrédulité sur la table, en quelque sorte : cette personne qu’on était enclin à trouver peu sympathique mais tout de même émouvante dans sa recherche d’une vie authentique, voilà qu’elle se révèle aussi manipulatrice et nocive qu’elle avait pu l’être dans son existence précédente. Chef de gang un jour, chef de gang toujours. Et c’est avec une sorte de fatalisme qu’on voit la situation se dégrader et glisser inéluctablement vers la violence et la mort. Parce que le poids du passé est trop important ? Parce que qu’on reste le/la même même en ayant changé de sexe et fondé un organisme qui aide les personnes qu’on a maltraitées et tuées autrefois ? Parce que le réalisateur veut absolument que son film soit une tragédie ?
Au final (ENCORE UN MÉGA SPOILER), Émilia, un trafiquant de drogue et l’ex-femme d’Émilia meurent et les deux enfants sont recueillis par l’avocate. Fin tragique et happy end : les méchants n’étaient pas sauvables, les gosses (on oublie qu’ils sont sans doute traumatisés) sont sains et saufs et entre de bonnes mains.
Mais qu’est-ce que c’est au final que cette histoire ? Est-ce qu’il faut vraiment qu’encore une fois, le personnage trans et marginal finisse mal ? Ce n’est pas comme si on ne l’avait pas déjà vu mille fois dans mille scénarios. Ou alors, on est dans une perspective bien-pensante où les escrocs/malfrats/marginaux/trans ont ce qu’ils méritent. Les mômes ne peuvent qu’avoir été traumatisés par (de leur point de vue) la mort de leur père, la disparition de leur mère et d’une amie proche. Ils sont censés grandir tranquilles en oubliant tout ? Peut-être pas, mais dans ce cas, il n’y a pas de happy end, et on se demande ce qu’a voulu dire le réalisateur avec cette histoire déroulée avec brio et fanfare : que « magnat de la drogue manipulateur un jour, magnat de la drogue manipulateur toujours » ? Que le Crime ne Paie Pas, ou, plus simplement, que c’est, quoi qu’on fasse, l’argent qui mène le monde : que ce soit Émilia ou l’avocate, c’est l’argent qui les motive au début de leur rencontre, et c’est l’argent qui permet à Émilia de tromper son ex-femme, de fonder son association et de recruter dans son ancien milieu quand elle en a besoin.
Et bon, voilà, c’est tout : l’argent mène le monde, ok, pourquoi pas, c’est pas faux (euphémisme) mais ce n’est lisible que si on prend le temps d’y réfléchir, et je ne sais toujours pas ce Jacques Audiard a voulu faire avec cette happy end qui n’en est pas une. Le seul message clair du film, c’est : l’argent est toujours vainqueur, il sert à changer de vie, à se racheter une conscience, à se créer une famille sur un mensonge, à lutter contre ses ennemis. Ce n’est ni mal ni bien, c’est comme ça, c’est la poudre de fée magique sans laquelle rien n’est possible : sans fric, Émilia Pérez n’aurait pas rien pu faire ce qu’elle fait, et ça aurait donné un tout autre film. Où, peut-être, les vrais problèmes qu’entraîne une transition de genre aurait été abordés, parce que dans le vrai monde, les gens ont rarement la possibilité de disparaître et de couper tout lien avec leur ancienne vie.
Mais quand on voit les critiques et les prix, on voit bien que tout le monde pense que c’est un film sur la trajectoire d’une personne transgenre, alors qu’en fait, non. C’est un film sur le pouvoir du fric.
(Merde, 5800 signes sur Emilia Pérez. Qu’est-ce que ça va être sur Mégalopolis.)
Comme je le disais plus haut, je n’avais pas décidé si j’allais voir le dernier film de Coppola : vaguement séduite par la promo, pas fan du réalisateur depuis qu’il y a fort longtemps je me suis violemment emmerdée devant Apocalypse Now. Mais faute de pouvoir assister à l’avant première prévue (devinette : quel film pouvait bien avoir attiré des Gersois au point qu’une des grandes salles de notre très chouette cinéma était pleine ?)
Je n’avais donc pas vu de bande annonce, ni lu de critique, et vaguement entendu parler du mégaprojet de trente ans de Francis Ford Coppola, qui s’était pris une volée de bois vert à Cannes.
Tentons un résumé (ATTENTION, SPOILERS !)
Les caractères romains gravés dans la pierre, qui rappelleront le Domaine des Dieux à tout spectateur français, annoncent UNE FABLE. Et rien que ça, quand on lit de la SF, c’est un gros signal de calamité à venir : une fable, ou « un conte philosophique », c’est pour Télérama et autres média mainstream le moyen de dire qu’on va s’aventurer dans la satire, prendre de la distance avec La Réalité et/ou peut-être même, ultime audace intellectuelle, aller jusqu’à spéculer sur le futur. Sauf qu’on est plus au 18ème siècle et que Voltaire a déjà écrit Micromégas, mais c’est la Caractéristique du mainstream, il vit en partie au XIXème siècle, mais passons, c’est un autre sujet.
Donc, on est dans UNE FABLE qui se passe dans une sorte d’univers parallèle lourdement allégorique, où notre monde est une sorte d’empire romain décadent et dépeint à grand renfort de gros moyens.
César Catilina (Adam Driver, excellent) est le découvreur du Mégatron, une forme de matière nouvelle aux propriétés prodigieuses sur l’espace et le temps, qu’il peut arrêter, comme ça, juste en lui demandant.
Nous sommes donc à New York en cité romaine, avec patriciens, ultra-riches et leur descendance pourrie gâtée, plèbe qui souffre, la totale. Catalina attire l’attention de la fille de Franklin Cicero. Problème : Catilina et Cicero s’affrontent autour d’un projet de rénovation urbaine. Catilina est un visionnaire, le clan Cicero est réactionnaire, corrompu et décadent. Tout le monde porte des toges et des couronnes de lauriers dorées, on parle parfois latin, on organise des banquets et des courses de char et on piétine le peuple. Le tout est lourdement allégorique mais assez bien joué et filmé pour que sur le moment, je ne me sois pas ennuyée, tout en me demandant à quel objet cinématographique bizarre j’avais affaire.
Catilina éprouve de la culpabilité envers la mort de sa femme, a une maîtresse qui le quitte pour un banquier, et épouse la fille de son ennemi, qui change vraiment aisément de camp, impressionnée par la déclamation du monologue d’Hamlet (Adam Driver est très bien) et ses descriptions de sa future utopie urbaine.
S’ensuivent de basses intrigues de la part de son ex-maîtresse et de son mari richissime banquier, et l’oncle de Catilina, la montée en puissance de son autre neveu, Pulcher, qui devient un leader populiste (suivez mon regard), mais (SPOILER) en dépit de sombres histoires de chantage, de sextape, et autres crises cardiaques, Catilina parvient à ses fins et construit sa ville utopique (après nous avoir expliqué sa vision en long et en large pendant tout le film).
Et c’est là qu’on comprend enfin ce que Coppola a voulu faire : un film de science-fiction, mais avec un Message : de terribles maux rongent notre civilisation, mais des individus visionnaires peuvent la sauver ! Kilucru (émoji hilare).
La ville que l’on aperçoit, avec ses volutes dorés et ses tours effilées, rappelle les couvertures de pulps que l’on connait bien, et les plans de futures villes sous-marines des années 80. Ou les rêves d’urbanisme biomimétique qu’on nous promets depuis quarante ans. On me dit que l’esthétique en question a été créée par l’architecte On se demande d’ailleurs, avec tant d’arabesques dorées, où seront effectivement logés les millions d’habitants de la Nouvelle Rome.
En fait, me suis-je dit, on est dans le Continuum Gernsback, cette géniale nouvelle de William Gibson où le personnage principal a des visions d’un futur alternatif basé sur la vision science-fictive des années 40 et 50, celle qui promettait un futur parfait, une technologie infaillible, une Amérique triomphante et sûre d’elle jusqu’à la fin des temps et les confins de l’univers.
« Les ouvrages sur le design des années trente se trouvaient dans le coffre de la Toyota. L’un d’eux renfermait des croquis d’une ville idéale inspirée, malgré des structures systématiquement équarries, de Metropolis et de La Vie future, et qui se dressait, à travers de parfaits nuages d’architecte, jusqu’à des quais pour zeppelins et de folles envolées de néon. Cette ville était une réplique miniature de celle qui s’élevait derrière moi. Des tours en forme de pyramides tronquées se superposaient comme autant d’étages d’une ziggourat étincelante menant au temple d’or central bagué des fameuses ailettes de radiateur caractéristiques des stations-service de Mongo. On aurait pu dissimuler l’Empire State Building dans le plus modeste de ces édifices reliés entre eux par des routes de cristal sur lesquelles circulaient des formes lisses et argentées comme des gouttes de mercure. Dans les airs, une armada de vaisseaux : paquebots volants, minuscules flèches d’argent (dont l’une, parfois, quittait un pont aérien pour s’en aller gracieusement rejoindre le ballet), dirigeables d’un kilomètre de long, vagues libellules en suspension dans le ciel qui n’étaient autres que des autogires… »
Il y a même (j’étais morte de rire) un trottoir roulant en mégalon aux chatoiements dorés, comme plus personne n’oserait (???) en mettre dans un film de sf post cyberpunk moderne.
Bref, Coppola a réalisé une allégorie politique doublée d’une uchronie romaine saupoudrée d’esthétique pulp. Une vision toute droit sortie des profondeurs de l’inconscient collectif, ce que Gibson appelle un fantôme sémiotique dans Le continuum Gersback.
C’est lourdingue, pompeux, terriblement bavard, car Coppola est sérieux et veut à tout prix faire passer son message (côté références, je n’ai pas tout saisi, mais je suis sûre que Shakespeare n’est pas le seul auteur cité), un film de SF de mundane avec de gros moyens et de bons acteurs. Un machin inclassable, d’un kitsch pas vraiment voulu ni assumé, d’un goût douteux, et qu’en fin de compte je reverrais bien un jour, pour vérifier que je n’ai pas rêvé.