mercredi 5 août 2015

On ne serait pas partis en vacances‪.‬
Pas plus que les autres années‪.‬
On aurait pas eu les sous mais on n'a jamais fait beaucoup d'efforts pour avoir des sous‪.‬
Pas le genre d'effort qui dure , le genre o‪ù‬ tu te lèves tôt le matin jour après jour pour t'habiller en costume et supporter des cons toute la journée‪. 
Tu détestais les chemises et les boutons (souvenirs d'enfance, photos de petit garçon endimanché. Revanche sous forme de t-shirts jusqu'au bout.)
J'ai jamais été ni douée, ni motivée pour le repassage‪, le ménage et toutes ces conneries utiles qui font les bonnes maîtresses de maison.

Ton bureau était un foutoir (le mien aussi, mais pas le même).
On ne serait pas partis en vacances parce que tu ne savais ni faire le touriste, ni te "reposer". Tu ne savais que faire ce qui t'intéressait, et ce n'est pas sur une plage qu'on peut classer sa bibliothèque itunes par année et écouter le résultat en bossant.

Alors on aurait passé l'été à Cognac, et la maison, bien située, serait restée fraîche en dépit de la chaleur.
J'aurais sorti le hamac quand même, parce que bon, si on part pas en vacances, on à droit à un hamac dans le jardin, faut pas déconner.
Fin juin ou à peu près, tu aurais sorti la table Ikea qui se déplie de la cuisine et tu l'aurais installée sous la véranda. Tu t'y serais installé pour prendre le petit-dèje (enfin, le café, tu ne mangeais pas le matin) écrire, ou pour fumer, ou pour lire le journal. En fin d'après midi, tu m'aurais lu le Canard Enchainé parlant de la Grèce. Je n'ai jamais lu le Canard enchainé avant qu'on vive ensemble. Trop paresseuse, trop agacée par la marche quotidienne de la politique. Je ne l'achète plus du tout.
J. serait passé et vous auriez fumé ou bu une bière et parlé de musique. Il aurait eu des projets et aurait trouvé le moyen de te faire sortir de la maison pour aller chanter des trucs chez lui. On aurait été voir la gigantesque expo dans les chais. Été au vernissage, bu du Cognac avec des inconnus bien habillés, la face bourge et chicos de la ville. On aurait été contents pour J. Le Cognac aurait été bon mais pas aussi extraordinaire que la bouteille ramenée de Jonzac par M. après qu'il ait été invité à un salon.
On aurait été faire un tour au festival de Blues, qui n'a plus grand chose à voir avec le blues mais quelques groupes plus que sympas dans le parc de la mairie, l'après-midi, assis sur l'herbe au milieu des touristes et des guitares, pourquoi pas ?
On aurait été boire l'apéro chez P., ou le contraire. M. serait passée en coup de vent depuis chez ses parents dans le département d'à côté. L., lui aussi en vacances dans la région, serait venu manger. On aurait utilisé ce chouette barbecue en dur au fond du jardin‪,‬ celui qu‪i n'a jamais servi qu‪'‬une ou deux fois par an‪,‬ en fait‪.‬ On attendrait que Natacha descende en vacances. Tu serais fier comme dix Artaban qu'elle ait été admise en Master à Science-Po. On aurait été au restau pour fêter ça. Peut-être pas au Sarment Brûlant. Peut-être au restau indien, ou carrément au truc chicos et cher dont le nom m'échappe.
Rien n'aurait changé.
Perle s'allongerait sous la jardinière en plastique vert suspendue contre le mur du jardin, à l'ombre, sous le chèvrefeuille. Quand je me serais installée dans le hamac avec un bouquin, elle viendrait me rejoindre et se frotterait sur les cordes en se tortillant comme un jeune chat.
Le soir venu, les hirondelles voleraient haut dans le ciel et les chauves-souris frôleraient le haut des arbres.
Nestor et Athéna partiraient en patrouille sur les toits.
L'altéa ferait des fleurs rose pâle au cœur entre le fushia et le violet qui tomberaient et que l'on balayerait tout l'été‪.‬ Il pousserait des tomates folles sous les fenêtres de la cuisine. Tu t'inquièterais de la chaleur au grenier.
Les bouteilles de bière vides s'accumuleraient peu à peu et on oublierait de sortir la poubelle la troisième semaine du mois‪.‬
J'aurais été voir l'expo Bowie, peut-être toute seule parce que ça ne t'intéressait pas et mon obsession ridicule t'agacerait prodigieusement.
Tu aurais écrit le bouquin avec tous ces extra-terrestres. Celui dont je suis la seule à savoir qu'il a potentiellement existé. Ou pas. Après tout tu avais écrit le Train de la réalité parce que tu n'arrivais pas à sortir de cet univers.
Tu aurais sans doute continué. À chaque fois que tu terminais un bouquin il y avait cette période où tu te lançais dans un projet ou deux qui n'étaient pas, finalement, celui sur lequel tu te mettais à bosser sérieusement. Je ne sais pas si tu en avais conscience. Je ne me souviens pas qu'on en ait parlé.
On ne se souvient de rien, en fait.
Ni de ce qu'on voudrait, ni de ce qu'il faudrait.

On est comme un voyageur téléporté sur un continent inconnu et terrible et qui sait qu'il ne rentrera jamais chez lui. 
On désire le passé tout en sachant qu'il est hors de portée. C'est ça, la nostalgie. Un espoir qui se sait désespéré mais qui continue.

Trois ans ne signifie strictement rien.

On ne serait pas partis en vacances…
Pas plus que les autres années…



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