On
ne serait pas partis en vacances.
Pas
plus que les autres années.
On
aurait pas eu les sous mais on n'a jamais fait beaucoup d'efforts
pour avoir des sous.
Pas
le genre d'effort qui dure , le genre où
tu te lèves tôt le matin jour après jour pour t'habiller en costume et supporter
des cons toute la journée.
Tu
détestais les chemises et les boutons (souvenirs d'enfance, photos
de petit garçon endimanché. Revanche
sous forme de t-shirts jusqu'au bout.)
J'ai
jamais été ni douée, ni motivée pour le repassage, le ménage
et toutes ces conneries utiles qui font les bonnes maîtresses de
maison.
Ton
bureau était un foutoir (le mien aussi, mais pas le même).
On
ne serait pas partis en vacances parce que tu ne savais ni faire le
touriste, ni te "reposer". Tu ne savais que faire ce qui
t'intéressait,
et ce n'est pas sur une plage qu'on peut classer sa bibliothèque
itunes par année et écouter le résultat en bossant.
Alors
on aurait passé l'été à Cognac, et la maison, bien située,
serait restée fraîche en dépit de la chaleur.
J'aurais
sorti le hamac quand même, parce que bon, si on part pas en
vacances, on à droit à un hamac dans le jardin, faut pas déconner.
Fin
juin ou à peu près, tu aurais sorti la table Ikea qui se déplie de
la cuisine et tu l'aurais installée sous la véranda. Tu t'y serais
installé pour prendre le petit-dèje (enfin, le café, tu ne
mangeais pas le matin) écrire, ou pour fumer, ou pour lire le
journal. En fin d'après midi, tu m'aurais lu le Canard Enchainé
parlant de la Grèce. Je n'ai jamais lu le Canard enchainé avant
qu'on vive ensemble. Trop paresseuse, trop agacée par la marche
quotidienne de la politique. Je ne l'achète plus du tout.
J.
serait passé et vous auriez fumé ou bu une bière et parlé de
musique. Il
aurait eu des projets et aurait trouvé le moyen de te faire sortir
de la maison pour aller chanter des trucs chez lui. On aurait été
voir la gigantesque expo dans les chais. Été au vernissage, bu du
Cognac avec des inconnus bien habillés, la face bourge et chicos de
la ville. On aurait été contents pour J. Le Cognac aurait été bon
mais pas aussi extraordinaire que la bouteille ramenée de Jonzac par
M.
après qu'il ait été invité à un salon.
On
aurait été faire un tour au festival de Blues, qui n'a plus grand
chose à voir avec le blues mais quelques groupes plus que sympas
dans le parc de la mairie, l'après-midi, assis sur l'herbe au milieu
des touristes et des guitares, pourquoi pas ?
On
aurait été boire l'apéro chez P.,
ou le contraire. M. serait passée en coup de vent depuis chez ses
parents dans le département d'à côté. L., lui aussi en vacances
dans la région, serait venu manger. On aurait utilisé ce chouette
barbecue en dur au fond du jardin, celui qui n'a jamais servi
qu'une ou deux fois par an, en fait. On attendrait
que Natacha descende en vacances. Tu serais fier comme dix Artaban
qu'elle ait été admise en Master à Science-Po. On aurait été au
restau pour fêter ça. Peut-être pas au Sarment Brûlant. Peut-être
au restau indien, ou carrément au truc chicos et cher dont le nom
m'échappe.
Rien
n'aurait changé.
Perle
s'allongerait sous la jardinière en plastique vert suspendue contre
le mur du jardin, à l'ombre, sous le chèvrefeuille. Quand je me
serais installée dans le hamac avec un bouquin, elle viendrait me
rejoindre et se frotterait sur les cordes en se tortillant comme un
jeune chat.
Le
soir venu, les hirondelles voleraient haut dans le ciel et les
chauves-souris frôleraient le haut des arbres.
Nestor
et Athéna partiraient en patrouille sur les toits.
L'altéa
ferait des fleurs rose pâle au cœur entre le fushia et le violet
qui tomberaient et que l'on balayerait tout l'été. Il
pousserait des tomates folles sous les fenêtres de la cuisine. Tu
t'inquièterais de la chaleur au grenier.
Les
bouteilles de bière vides s'accumuleraient peu à peu et on
oublierait de sortir la poubelle la troisième semaine du mois.
J'aurais
été voir l'expo Bowie, peut-être toute seule parce que ça ne
t'intéressait pas et mon obsession ridicule t'agacerait
prodigieusement.
Tu
aurais écrit le bouquin avec tous ces extra-terrestres. Celui dont
je suis la seule à savoir qu'il a potentiellement existé. Ou pas.
Après tout tu
avais écrit le
Train de la réalité parce que tu n'arrivais pas à sortir de cet
univers.
Tu
aurais sans doute continué. À chaque fois que tu terminais un
bouquin il y avait cette période où tu te lançais dans un projet
ou deux qui n'étaient pas, finalement, celui sur lequel tu te
mettais à bosser sérieusement. Je ne sais pas si tu en avais
conscience. Je ne me souviens pas qu'on en ait parlé.
On
ne se souvient de rien, en fait.
Ni
de ce qu'on voudrait, ni de ce qu'il faudrait.
On
est comme un voyageur téléporté sur un continent inconnu et
terrible et qui sait qu'il ne rentrera jamais chez lui.
On
désire le passé tout en sachant qu'il est hors de portée. C'est
ça, la nostalgie. Un espoir qui se sait désespéré mais qui
continue.
Trois
ans ne signifie strictement rien.
On
ne serait pas partis en vacances…
Pas
plus que les autres années…